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Couleurs trouvées dans l'œuvre
de Nicolas Bouvier

Grille des couleurs

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Noirs de cambouis, tête basse, nous revenions de la poste quand deux journalistes en quête de copie nous coupèrent le chemin. Cigarettes sous le tamaris où nous exposons nos ennuis. «  Allez donc au Lourde’s Hotel, le patron y loge pour rien les voyageurs venus de Perse ; il vient d’ouvrir, c’est sa façon de faire réclame. Vous y serez très bien servis.  » Et rendus volubiles par le plaisir d’obliger, ils énumèrent toutes sortes de plats. Ils disaient vrai : son gros corps sanglé dans un «  fil à fil  » superbe, son visage acajou couvert de gouttelettes, le directeur nous indiqua une chambre ombrée d’eucalyptus.

— L'Usage du monde, p. 315, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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De la lunette des toilettes où une dysenterie tenace m’a cloué la moitié de la nuit, j’ai vu par la lucarne le jour se lever sur les prés ternes, le lacis de murs gris, la mer d’acier bruni. Dans la grande pièce du bas, les feux étaient tombés. Buvant un thé brûlant, presque solide de sucre, j’écoutais en moi dégringoler la fièvre en me demandant ce que j’allais tirer de cette « leçon en moins ».

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 962, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Sur un coup de baguette magique, le tiroir-caisse en fonte argentée pourrait se remettre à fonctionner. Tout le mobilier était encore en place, du long comptoir de chêne ciré aux étagères dont les tiroirs portent des boutons d’émail blanc orné de lettres bleues comme les registres des harmoniums d’autrefois.

— Voyage dans les Lowlands, p. 915, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Parfois, on distingue la tache beige plus pâle d’un troupeau contre le flanc d’une colline, ou la fumée d’un vol d’étourneaux entre la route et le ciel vert. Le plus souvent, on ne voit rien… mais on entend – il faudrait pouvoir «  bruiter  » l’Anatolie – on entend un long gémissement inexplicable, qui part d’une note suraiguë, descend d’une quarte, remonte avec beaucoup de mal, et insiste.

— L'Usage du monde, p. 148, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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(Le 1er janvier.) Bien après les feux du cap Matifou qu’on aperçoit à 60 km de la côte, les rives d’Afrique percent dans le demi-jour ; Alger c’est cette longue bande bistre que l’on distingue mal, avec quelques lumières que le matin fait pâlir. Les machines tournent au ralenti : sur l’eau qui s’éclaire, on entre dans le golfe, approche de la ville, très étendue sur la baie, et que l’ombre des collines rend encore plus imprécise.

— Premiers écrits. Le Courrier 11 mars 1950, p. 41, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Pendant qu’un chien blanc et qu’un chien noir se frottent à mes jambes, le neveu sort de la cuisine, un torchon à la main. Steve : la cinquantaine trapue, des favoris foisonnants, la vivacité et le qui-vive de qui a roulé sa bosse ; une incisive qui manque à sa mâchoire supérieure lui donne l’air d’un lapin extrêmement averti.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 956, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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… Je me suis retrouvé quelques heures plus tard au centre-ville, à la sortie d’un grand magasin, les bras chargés d’emplettes : une écharpe rayée noire et blanche, un bonnet et des moufles de laine rouge, un de ces caleçons longs blanc cassé qui pochent aux genoux et qu’on voit dans les lithographies de Daumier et les vaudevilles de Labiche. Exactement ce dont j’avais besoin.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 953, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Dans sa ceinture de champs cultivés, Prilep étale ses pavés frais, élève deux minarets blanc-lessive, des façades à balcons ventrus mangés de vert-de-gris, et de longues galeries de bois où l’on fait sécher, août venu, un des meilleurs tabacs du monde. Sur la Grande Place, entre les pots blancs et or de la pharmacie et le bureau de tabac, un milicien somnole l’arme au pied devant le magasin «  Liberté  ». Les deux hôtels rivaux se font face dans le fracas des haut-parleurs du Jadran qui diffusent trois fois par jour l’Hymne des Partisans et les nouvelles, sans réveiller les paysans endormis dans leur charrette.

— L'Usage du monde, p. 121, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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On se lasse aussi de courir la ville d’échec en échec, un fort soleil sur les épaules. Mais quand le courage manque, on peut toujours aller voir la vaisselle bleue de Kachan1 au musée d’ethnographie : des plats, des bols, des aiguières qui sont l’apaisement même et auxquels la lumière de l’après-midi imprime une très lente pulsation qui envahit bientôt l’esprit du spectateur. Peu de contrariétés résistent à ce traitement-là.

— L'Usage du monde, p. 254, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l’œil s’y prépare ; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation, les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l’émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées séfévides, et maintenant ce bleu qui chante et qui s’envole, à l’aise avec les ocres du sable, avec le doux vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit…

— L'Usage du monde, p. 254, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Suis passé par le marché et revenu avec une galette de thé noir à gros brins, une livre de petits citrons verts, une canette de bière, une tranche d’espadon bordée d’une peau bleu ardoise aussi solide que du cuir.

— Le Poisson-scorpion, p. 767, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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C’était une bâtisse aux murs épais d’une toise, aux solives énormes dont les interstices bourrés de paille abritaient des nichées d’hirondelles et de martinets. Deux lits de fer peints d’un bleu céleste, une table de cuisine et un tapis kurde aux couleurs passées meublaient la chambre où nous revenions le soir, trempés jusqu’aux os.

— L'Usage du monde, p. 218, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Ils parlaient grec ; les phi, les psi, les thêta bourdonnaient autour de la table, s’enroulaient dans l’air tiède, coupés d’omega plus vantards qui allaient résonner contre le fût bleu ciel qui contient l’eau potable.

— L'Usage du monde, p. 301, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Trop de fièvre pour dormir, juste assez pour délirer agréablement entre l’édredon bleu de Prusse, la lampe à glands de soie jaune, les murs chaulés et nus. En dessous de moi, j’entends le neveu qui soliloque en rêvant, le vent qui tourne et ronfle autour de la maison s’attardant comme un voleur devant les portes et fenêtres. L’idée de retrouver l’Europe et mon jardin n’est pas pour me déplaire. Ajoutez l’agréable âcreté de la tisane. Tout ceci me remplit si bien l’esprit que, ce soir, on n’y glisserait pas une aiguille.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 979, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La route, elle aussi, étroite, bleue, brillante de glace, tourne sans rime ni raison là où elle pourrait filer droit et prend par la plus forte pente les tertres qu’elle devrait éviter. Elle n’en fait qu’à sa tête. Le ciel, gouverné par vent d’ouest, vient faire sa toilette, il est d’un bleu dur. Le froid – moins quinze degrés – tient tout le paysage comme dans un point fermé, Il faut conduire très lentement ; j’ai tout mon temps.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 947, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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L’histoire du bleu, indigo ou glacial, comme celle du froid qui ne peut être que bleu ou blanc, sont des thèmes séduisants pour un iconographe. La conquête des pôles, au cours du siècle dernier a produit des images magnifiques qui nous transportent dans une rêverie boréale, un rien engourdie et très énigmatique parce que nous ne pouvons RIEN imaginer de ces deux calottes sans y avoir, au moins un peu, risqué notre peau.

— Histoires d'une image, p. 1176, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Mon train transporte sa cargaison de serpes, de haches au tranchant bleu graissé soigneusement enveloppées de toiles et de dormeurs aux visages noircis par la fatigue, vite et tout droit à travers la nuit verte car il y a beaucoup plu sur les talus d’herbe tendre et sur les guérets qui bordent la forêt primitive.

— Chronique japonaise, p. 655, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Dans son bureau j’ai vu sur une carte postale un loch d’un bleu intense bordé de collines vertes et désertes. J’avais assez tourné dans ses petites villes pomponnées et autour de leurs abbayes couleur de biscôme. J’ai regardé la carte routière : il y a une auberge à chaque bout du loch.

— Voyage dans les Lowlands, p. 918, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Une ville couleur de terre, avec des coupoles basses sur l’horizon et de belles fortifications ottomanes rongées par l’érosion. La terre brune l’entoure de toute part. Elle fourmille de soldats terreux, et l’étranger y voit ses papiers contrôlés dix fois par jour. Il n’y a que quelques vieux fiacres bleu lavande et le plumet jaune des peupliers pour y mettre de la couleur.

— L'Usage du monde, p. 162, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Lorsqu’on quitte la Yougoslavie pour la Grèce, le bleu – la couleur des Balkans – vous suit, mais il change de nature ; on passe d’un bleu nuit un peu sourd à un bleu marin d’une intense gaité, qui agit sur les nerfs comme de la caféine. Et c’est heureux, parce que le rythme des conversations et des échanges s’est beaucoup précipité. On avait pris l’habitude d’expliquer lentement – et plutôt deux fois qu’une en s’attardant sur les mots le temps que la compréhension chemine. Dès la frontière c’est superflu : l’interlocuteur vous interrompt au milieu des phrases d’un geste impatient – il est au fait – et vous parlez encore, qu’il s’est déjà lancé dans l’espèce de pantomime emportée qui contient sa réponse.

— L'Usage du monde, p. 139, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Virage brutal. On descend, moteur coupé, par des lacets vertigineux. L’aide chauffeur, espèce de « gribouille », chechia rouge, bleu « mécano », assure avec des ficelles les glaces qui menacent de nous quitter à chaque contour. Il s’y prend mal, dérange tout le monde et ses attaches se rompent à peine agencées ; du coup il devient la risée de l’autocar. Lazzis, clins d’œil. On nous prend à témoin. (…)

— Premiers écrits. Le Courrier 23 avril 1950, p. 48, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Retrouver ces vieux rythmes salubres, ces anciennes complicités à odeur d’humus que l’on perçoit sans se les expliquer et qui sont la fraîcheur même – plus c’est ancien et plus c’est frais – agencer des formes et des formules pour conjurer tout l’informe qui m’entourait ici. Serrer sur le motif, ici et là débusquer le mot juste, ferrer comme une truite un instant de liberté. Cela m’a valu quelques taches vertes de candeur turque sur le bleu Ming de mes murs lézardés.

— Le Poisson-scorpion, p. 790, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Lorsqu’on quitte la Yougoslavie pour la Grèce, le bleu – la couleur des Balkans – vous suit, mais il change de nature ; on passe d’un bleu nuit un peu sourd à un bleu marin d’une intense gaité, qui agit sur les nerfs comme de la caféine. Et c’est heureux, parce que le rythme des conversations et des échanges s’est beaucoup précipité. On avait pris l’habitude d’expliquer lentement – et plutôt deux fois qu’une en s’attardant sur les mots le temps que la compréhension chemine. Dès la frontière c’est superflu : l’interlocuteur vous interrompt au milieu des phrases d’un geste impatient – il est au fait – et vous parlez encore, qu’il s’est déjà lancé dans l’espèce de pantomime emportée qui contient sa réponse.

— L'Usage du monde, p. 139, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l’œil s’y prépare ; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation, les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l’émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées séfévides, et maintenant ce bleu qui chante et qui s’envole, à l’aise avec les ocres du sable, avec le doux vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit…

— L'Usage du monde, p. 254, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Solitudes ? pas absolument. On y sent l’homme après la nature, mais une heure ne passe pas sans qu’on croise un de ces hauts camions verni comme un jouet en bleu pervenche, en vert pistache, qui brille dans tout ce brun.

— L'Usage du monde, p. 348, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Ce bleu porte-bonheur venu du vieil Iran jusqu’à la Chine, la Corée, le Japon, qui allège merveilleusement le spectacle de la ville et que les Japonais – ils le trouvent trop allègre pour leurs ciels de pluie – vont bientôt troquer contre le gris argent.

— Chronique japonaise, p. 517, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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(Le 2 janvier, 4h du matin) L’autocar Alger-Biskra (500 km), espèce de hanneton bleu roi, promet d’être inconfortable. Pour l’instant, une nuée d’ombres claires lui livre un assaut glapissant. Les babouches, les pieds nus claquent dans la boue, les burnus fument sous la pluie, d’énormes paquets s’envolent vers le toit. (…)

— Premiers écrits. Le Courrier 18 mars 1950, p. 47, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l’œil s’y prépare ; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation, les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l’émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées séfévides, et maintenant ce bleu qui chante et qui s’envole, à l’aise avec les ocres du sable, avec le doux vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit…

— L'Usage du monde, p. 254, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Comme je me relevais j’ai senti une main de la taille d’un battoir me pousser dans le dos, ai fait deux pas en titubant et me suis étalé sur la grève. Je me suis retourné les dents crissantes de sable. Bien sûr, je n’ai vu personne, rien qu’une grande raie tachetée de bleu sombre encore prise aux filets, qui achevait d’étouffer dans une puanteur abominable.

— Le Poisson-scorpion, p. 774, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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C’est dans les portraits d’épouses d’officiers qu’il avait donné sa pleine mesure ; des femmes blondes aux traits effacés, à la coiffure précise et qui portaient leurs perles. Une goutte de gomme arabique assurait aux yeux un brillant romantique puis, au blanc de zinc et au petit pinceau, Tellier fourbissait les colliers qui prenaient un éclat magique et neigeux. La nuit, dans sa vitrine obscure, on les voyait luire sous des visages à peine perceptibles, comme de minces croissants de lune.

— L'Usage du monde, p. 326, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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… Un cassis me réveille. J’ai dû rêver un peu entre deux bâillements. Le soleil est bien levé maintenant et c’est encore plus beau. Le bus est arrêté devant une boîte aux lettres cramoisie. Il y a ici un petit établissement humain : cinq maisons dont les toits de tôle peints en turquoise, brique et bleu flottent dans cette brume lumineuse, et sur une grève en demi-lune cinq bateaux décorés d’énigmatiques motifs rouges qui ressemblent à des runes. Au-dessus des bateaux et des toits s’élève un mamelon abrupt du même velours vert parfait que j’ai vu ce matin, et, précisément au sommet, un gros cheval noir arrache avec ivresse l’herbe rase. On n’a pas le temps de se demander s’il est monté tout seul là-haut ou s’il a le vertige que déjà le brouillard l’avale. C’est comme si Jérôme Bosch s’était surpassé et qu’un peintre encore bien supérieur soit ensuite venu débarrasser son tableau de la rocaille, des diableries, de tout l’inutile.

— Chronique japonaise, p. 647, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Il fallait vraiment monter jusqu’ici pour sentir la solitude, l’indicible splendeur, l’insularité de ce volcan posé dans la mer de Chine comme un caillou du Petit Poucet. Et peigner longtemps cette même mère bleue et bronze. Avant d’y trouver deux mortels aussi heureux que nous. J’étais rendu aux deux sens du terme : fourbu et arrivé là où je voulais être. Ma femme s’est mise à rire :

— Tu as l’air d’un sherpa agonisant.

Elle a pris une photo et j’ai l’air d’un sherpa à l’agonie.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 1024, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Dans le comté du Connemara vous voyez de la terre qui moutonne dans deux tons de brun sous un ciel au galop et, seul à mi-chemin de l’énorme horizon, un croquant aussi petit et noir qu’un grillon qui remplit de tourbe noire une minuscule charrette. Une superbe toile si Turner était passé par là, mais un paysage ? Plutôt un ensemble négligemment bricolé avec des chutes d’autres paysages mieux foutus.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 977, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Mais il n’y a personne dans cette matinée splendide où les collines gorgées d’eau respirent et chuintent et se soulèvent à toucher les énormes nuages d’étoupe qui cavalent dans le ciel bleu. Elles sont vert émeraude, mouchetées de safran et d’un brun lumineux, comme une feuille de platane qui commence à jaunir.

— Voyage dans les Lowlands, p. 922, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Cafards, rats, corbeaux, vautours de quinze kilos qui n’auraient pas le cran de tuer une caille ; il existe un entre-deux monde charognard, tout dans les gris, les bruns mâchés, besogneux aux couleurs minables, aux livrées subalternes, toujours prêts à aider au passage. Ces domestiques ont pourtant leurs points faibles – le rat craint la lumière, le cafard est timoré, le vautour ne tiendrait pas dans le creux de la main – et c’est sans peine que la mouche en remontre à cette piétaille. Rien ne l’arrête, et je suis persuadé qu’en passant l’Éther au tamis on y trouverait encore quelques mouches.

— L'Usage du monde, p. 344, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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L’Afghanistan n’a pas de chemin de fer, mais quelques routes de terre battue dont l’usage est de médire. Je n’y souscrirai pas. Celle qui monte de Kandahar à Kaboul est semé de crottin frais, marques de sabots et de ces empreintes de chameaux qui font dans la poussière de larges trèfles à quatre feuilles. Elle chemine entre d’amples versants étendus sous un ciel d’altitude. L’air de septembre est transparent, la vue porte loin, et ce qui domine c’est un vif brun montagnard tranché ça et là par un vol de perdrix, un bouquet de peuplier dont chaque feuille se dessine, les fumées d’un village. Aux endroits où l’eau le permet, des arbres rabougris bordent la route ; on roule alors sur un tapis de nèfles, de petites poires jaunies qu’on écrase, qui sentent, et dont l’odeur véhémente suffit pour transformer ces solitudes en campagne

— L'Usage du monde, p. 345-346, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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A l’arrière le chauffeur change une roue. La vapeur du moteur monte en spirales. Il doit être dix heures du matin. Froid coupant. Nous sommes sur le versant sud de la chaîne kabyle. Sous nos yeux les steppes brun-noir des hauts plateaux de l’Atlas frappées de biais par une lumière cuivrée s’étirent vers un ciel immobile.

— Premiers écrits. Le Courrier 18 mars 1950, p. 48, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Notre statut d’hôte-prisonnier n’était pas exactement défini. L’après-midi nous pouvions sortir dans la ville, entre deux gendarmes chargés de nous ramener : deux vieux chaperons aux moustaches café au lait, souffle court, qui nous hélaient piteusement quand nous forcions l’allure.

— L'Usage du monde, p. 223, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Les grandes routes en Inde, et surtout celles qui partent de Dehli, ont beaucoup pour elles. Quelles que soit la direction choisie, on a mille, deux mille miles devant soi, des savanes mauves, des vols de vautour tournant dans un ciel cannelle, des villages verts où gitent des dieux de glaises couverts de minium frais et de papier d’argent, des villes croulantes et tarabiscotées, des légions de pieds nus battant la poussière, une infinité de rencontres et de regards qui croisent le vôtre, jusqu’à la satiété la plus complète.

— L'Usage du monde, p. 444, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La matinée était chargée de présages et plus légère qu’une bulle. À toutes ses propositions la réponse était : oui. Je refaisais machinalement le bagage en regardant de minces silhouettes noirs culottées d’un chiffon carmin s’affairer autour d’un petit moulin de cannes à sucre à un jet de pierre de mon bivouac.

— Le Poisson-scorpion, p. 727, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Quatre hommes en bonnet de fourrure aux profils effacés par le vent viennent d’entrer dans la salle d’attente et lisent dans cette lumière de cassonade – c’est une éolienne qui fournit le courant – des manuels sur la réparation des treuils ou le sciage en long. C’est exactement ainsi que j’imaginais le «  Nord » (traineaux indigènes, pemmican) en lisant la description du Hokkaïdo, dans le Journal des voyages, année 1894, un fort volume vert bouteille aux pages tout effrangées prêté (il s’appelle « reviens ») par l’aiguilleur de la gare d’Allaman où j’attendais le train du lait. Boilles, halo des lampadaires, scarlatine, menues danseuses en tutu de l’automate à musique. Six ou sept ans…

— Chronique japonaise, p. 657, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Carte postale

Istanbul
Topkapi, musée du Vieux-Sérail
les plats de céramique bleue et blanche
les vases de céladon vert-jade ou sang-de-bœuf
offerts par l’empereur de Chine au commandeur des croyants
et dont chacun mériterait une vitrine
sont si grands en nombre qu’on les voit empilés
ou rangés côte à côte
comme la vaisselle d’un « fast food ».

 Maison du vieil Ortaköy couleur de bois flotté
Balcons tarabiscotés
Des milliers d’étourneaux ricanent dans les sorbiers
à la vitrine du pâtissier, les beignets, les « kadaïfs »
les « baklava » au miel brillent comme des cuirasses
dans la lumière ambrée du crépuscule
dans cet automne mordoré
où tout nous paraissait encore possible.

1953-1989
Poème publié dans Écriture, n° 38, Lausanne 1991

— Deux poèmes, p. 881, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Braganza qui faisait recette en voulait davantage. Il dégarnit le mur du fond de ses bouteilles et nous demanda pour trente roupies d’atolls, de cocotiers, de Tahitiennes au bain. Le sujet convenait d’autant mieux qu’il nous restait beaucoup de bleu. Ce fut l’affaire d’une seule nuit : ciel céruléen, flots outremer où des sirènes couleur tabac tordaient leur chevelure, avec dans un coin, pour finir les pots, un paquebot versicolore. C’était aussi rassurant et frais que les bons sauvages emplumés des boîtes de havanes.

— L'Usage du monde, p. 325, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Lorsqu’on arrive avec le bus suivant sur le lieu d’une de ces fêtes pyrotechniques il faut voir alors les valises aux tons d’ice-cream et les parapluies à bec semés à la ronde, parfois même accrochés aux palmiers, les grands peignes à chignon soufflés bien loin des têtes qui n’en auront plus l’usage, et les blessés en sarongs carmin, violet, cinabre, merveilleuses couleurs pour descente de Croix, alignés au bord de la route étincelante de verre pilé où deux flics les comptent et le recomptent en roulant des prunelles.

— Le Poisson-scorpion, p. 750, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Une lueur citron borde le ciel au-dessus de la mer Noire, des vapeurs bougent entre les arbres qui s’égouttent. Couché dans l’herbe brillante, je me félicite d’être au monde, de… de quoi au fait ? mais à ce point de fatigue, l’optimisme n’a plus besoin de raison.

— L'Usage du monde, p. 41, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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On ne voit qu’un toit de tuiles coquelicot, un haut bouquet de cocotier, trois paraphes de fumée.

— Le Poisson-scorpion, p. 735, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Un pan de ciel bleu vient de s’ouvrir rayé par le cri blanc et assourdissant des mouettes et d’autres gros oiseaux de mer posés un peu partout sur les vergues ou les rouleaux de cordage. La ville (je dirais deux-trois mille habitants) s’étend entre la mer ouverte et le chenal avec ses maisons de belle pierre de taille couleur ardoise et ses jardinets à chrysanthèmes et dahlias.

— Voyage dans les Lowlands, p. 898, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Des montagnes couleur aubergine l’entourent de dentelures insolites. Montagnes distinguées. C’est bien le mot : sur des milliers de kilomètres les paysages d’Iran s’étendent avec une distinction maigre et souveraine, comme modelés par un souffle presque éteint dans la cendre la plus fine, comme si une expérience amère, immémoriale en avait depuis longtemps disposés les accidents – points d’eau, mirages, trombes de poussière – avec une perfection qui transporte ou qui décourage mais dont le pays ne se départit jamais. Même dans les étendues désolées du sud-est, qui ne sont que la mort et le soleil, le relief reste exquis.

— L'Usage du monde, p. 267, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Au sud-est, on aperçoit sur plusieurs kilomètres le chemin que j’ai suivi. Je mesure la déception de ceux de la fouille, qui ont largement eu le temps de me voir en espérant des lettres. A l’est : deux villages de yourtes couleur blé, noyées dans la glaise et les flaques, quelques bosquets, tous les tons de l’automne. Dilué dans cet espace roux où parfois un cavalier laisse une trace de poussière, le présent ne pèse pas lourd.

— L'Usage du monde, p. 377, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Personne n’aurait délibérément manqué ce spectacle ; derrière un chef de clique écossais couleur carotte, s’avançaient deux rangées de tambours vêtus de peaux de tigre, suivis par quarante cornemusiers noirs comme l’ébène, en kilt et grande cape au tartan du colonel Robertson, fondateur du régiment.

— L'Usage du monde, p. 335, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La montagne, elle, ne se dépendait pas en gestes inutiles : montait, se reposait, montait encore, avec des assises puissantes, des flancs larges, des parois biseautées comme un joyau. Sur les premières crêtes, les tours des maisons-fortes pathanes luisaient comme frottées d’huile ; de hauts versants couleur chamois s’élevaient derrière elles et se brisaient en cirques d’ombre où les aigles à la dérive disparaissaient en silence.

— L'Usage du monde, p. 386, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Selon les encyclopédies nippones du XVIIe au XIXe siècle qui font état de nombreux litiges et procès entre Kappa et notables ou samouraïs des provinces du Sud où les rivières sont plus chaudes et offrent un séjour plus agréable, les Kappa ont l’allure d’une grenouille dressée de la taille d’un enfant de dix ans. Leur peau est verte et visqueuse. La bouche forme un large bec. Les yeux sont écartés et très mobiles. Leur crâne est bordé d’une couronne de cheveux hirsutes couleur d’algues.

— Kitsune, Tanuki, Kappa. Article, 1985, p. 719, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Roulé de six heures à minuit à travers des montagnes couleur d’anthracite pour atteindre Zahidan : maigres eucalyptus, lune de comédie et, au centre d’un carrefour de sable, un gendarme qui n’en revenait pas de voir surgir à pareille heure et à ce bout du monde cette voiture sans lumière d’où dépassait le manche d’une guitare et le col d’une bouteille, conduite par deux spectres qui paraissaient sortir de la saumure.

— L'Usage du monde, p. 300, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Mal dormi à cause de fulgurants nuages couleur d’huître qui couvraient et découvraient la pleine lune. Le jour venu, j’ai acheté un ananas, une petite raie, quelques cigares et un quart de rhum. Balayé la chambre et punaisé une nappe de papier vierge contre mon mur bleu pour piéger les idées du jour et surtout couper ce chemin de fourmis qui me fait tourner la tête.

— Le Poisson-scorpion, p. 804, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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En fin d’après-midi j’ai quitté Shiraoï. Le ciel se couvrait : j’avais envie de marcher et j’ai décidé de regagner Noboribetsu par la plage. J’ai traversé le marécage qui s’étend entre la mer et la route et atteint de longues dunes de sable noir semées de racines couleur d’ossements. Pas une âme, pas une trace de pas. Ici et là, la double empreinte profonde laissée par un phoque, et des nappes de brouillard qui circulaient à des allures d’autobus. J’ai enlevé mes chaussures et foulé le sable en écoutant le cri gelé des mouettes et le ressac de vagues invisibles. J’avais vingt kilomètres de plages pour moi, je me répétais : la mer… la mer, et j’étais content.

— Chronique japonaise, p. 642, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Dans son bureau j’ai vu sur une carte postale un loch d’un bleu intense bordé de collines vertes et désertes. J’avais assez tourné dans ses petites villes pomponnées et autour de leurs abbayes couleur de biscôme. J’ai regardé la carte routière : il y a une auberge à chaque bout du loch.

— Voyage dans les Lowlands, p. 918, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Carte postale

Istanbul
Topkapi, musée du Vieux-Sérail
les plats de céramique bleue et blanche
les vases de céladon vert-jade ou sang-de-bœuf
offerts par l’empereur de Chine au commandeur des croyants
et dont chacun mériterait une vitrine
sont si grands en nombre qu’on les voit empilés
ou rangés côte à côte
comme la vaisselle d’un « fast food ».

 Maison du vieil Ortaköy couleur de bois flotté
Balcons tarabiscotés
Des milliers d’étourneaux ricanent dans les sorbiers
à la vitrine du pâtissier, les beignets, les « kadaïfs »
les « baklava » au miel brillent comme des cuirasses
dans la lumière ambrée du crépuscule
dans cet automne mordoré
où tout nous paraissait encore possible.

1953-1989
Poème publié dans Écriture, n° 38, Lausanne 1991

— Deux poèmes, p. 881, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Conduit jusqu’à l’aube pour tâcher de trancher ce nœud qui m’empêchait de dormir. Le désert avait pris une maléfique couleur de cendre. La lune éclairait l’horizon et l’espèce de cairn gigantesque qui, sur cette étape, sert de repère aux camionneurs lorsque le vent de sable a effacé la piste.

— L'Usage du monde, p. 297, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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J’allai trouver le Vieux pour le remercier du garage qu’il nous avait prêté pour l’hiver, et le complimentai sur son élection. Installé au coin de sa galerie, une loupe d’horloger sur le front, il s’occupait à classer dans de vieilles boîtes de Coronados la collection d’intailles hellénistiques et séfévides qu’il avait réunie en prospectant pendant trente ans les bazars du Moyen-Orient. Des pendentifs et des chatons d’une pierre vitreuse, couleur de corail ou de miel. Sur lesquels on voyait apparaître en transparence Arion et son dauphin, la Mosquée de Meched, l’Hermès Trismégiste, ou Allah ou akbar (Dieu est grand) en écriture kouffique. Nous avions plaisir l’un et l’autre à voir voisiner nos deux mondes.

— L'Usage du monde, p. 244, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Des charognards couleur de crasse perchent sur les poteaux du télégraphe, quand ils ne disparaissent pas jusqu’au croupion dans la carcasse d’un chien berger ou d’un chameau.

— L'Usage du monde, p. 267, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Bungalows clairs, légers, clairsemés. Toits de tuiles vernies. Petites églises baroques décaties sous le haut plumet des cocotiers. Sur le front de mer, une dentelle de canaux entourait un vieux fort en étoile dont les glacis couleur de cuir brillaient dans une lumière cannelle. Cris d’enfant excités, invisibles et, dans le ciel pâle, trois cerfs-volants intermittents comme les taches rétiniennes qui vous tiraient tout ça vers le haut

— Le Poisson-scorpion, p. 732, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Cette fois-ci je voyais : nous étions dans la « Réserve » : un manuscrit sur parchemin, Le Voyage à Jérusalem de Bernard de Breytenbach avec de superbes bois coloriés, ou L’Histoire de la fée Mélusine, premier ouvrage profane illustré dans l’histoire de l’imprimerie, publiée à Genève en 1483, et dont il n’existe plus que deux cent exemplaires au monde : soit, l’incunable le plus rare de cette planète. Ou encore les manuscrits de Germaine de Staël, reliés en peau de requin « d’une superbe couleur de foutre », comme le conservateur des manuscrits se plaisait à le souligner, avec mille bonnes raisons.

— Bibliothèques, p. 1096, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Le point de non-retour

Le point de non-retour
C’était hier
Plage noire de la Caspienne
Sur des racines blanchies rejetées par la mer
Sur des menus éclats de bambou
Nous faisons cuire un tout petit poisson
Sa chair rose
Prenait une couleur de fumée

(…)

Trébisonde, 1953

— Le Dehors et le Dedans, p. 827, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Les murs étaient creusés de niches pour les icônes, le samovar et les lampes à pétrole. Dans le bûcher minuscule qui séparait nos chambres logeaient des rats couleur de lune. Nous avions chacun une table, une chaise, et un petit fourneau de tôle gaufrée comme du bricelet.

— L'Usage du monde, p. 172, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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J’allai trouver le Vieux pour le remercier du garage qu’il nous avait prêté pour l’hiver, et le complimentai sur son élection. Installé au coin de sa galerie, une loupe d’horloger sur le front, il s’occupait à classer dans de vieilles boîtes de Coronados la collection d’intailles hellénistiques et séfévides qu’il avait réunie en prospectant pendant trente ans les bazars du Moyen-Orient. Des pendentifs et des chatons d’une pierre vitreuse, couleur de corail ou de miel. Sur lesquels on voyait apparaître en transparence Arion et son dauphin, la Mosquée de Meched, l’Hermès Trismégiste, ou Allah ou akbar (Dieu est grand) en écriture kouffique. Nous avions plaisir l’un et l’autre à voir voisiner nos deux mondes.

— L'Usage du monde, p. 244, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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De la fenêtre de la chambre, on voyait des pêcheurs aux jambes torses traverser et retraverser la place en bavardant et en se tenant par le petit doigt. De forts matous dormaient sur le pavé au milieu des arêtes et des déchets de poisson. Des rats couleur de muraille filaient le long du caniveau. C’était un monde complet.

— L'Usage du monde, p. 156, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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« Moi ! », j’avais la mèche en bataille sur mes yeux couleur de pisse, j’étais le plus petit autour de l’immense table et personne n’entendait cette protestation de grillon perdu dans la farine. « Moi ! », mais si par miracle on m’avait donné la parole, je serais bien certainement resté à quia.

— Thesaurus Pauperum ou la guerre à huit ans, p. 1240, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Cela faisait plusieurs jours que je n’avais pas ri, même de moi. Cet entretien sous les étoiles m’avait réconforté. L’aube tendait sous le ciel de somptueuses draperies couleur de sang. Je regagnai ma chambre tout ragaillardi, expulsai à coups de balais quelques bernard-l’ermite, scolopendres et scorpions dont le karma me paraissait indécis, punaisai au mur une grande feuille de papier pour les idées du lendemain et fis lessive et toilette de tout ce qui pouvait être toiletté et lessivé. Je m’endormis dans une chambre récurée comme un squelette.

— Le Poisson-scorpion, p. 796, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Nous sommes montés chez lui pour boire les derniers thés de la journée. Par les fenêtres à cadre bleu, j’ai longtemps regardé la ville étendue : une énorme assiette de terre ocre, séparée en deux par la rivière Atchi-tchai. Le doux renflement de quelques coupoles émergeait d’une mer de toits boueux. Dans le faubourg est, on voyait des paysans devant eux leurs chameaux et leurs ânes, et des camions aux couleurs de sorbet parqués dans les cours obscures.

— L'Usage du monde, p. 176, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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De tous mes pensionnaires, le cancrelat est le plus inoffensif et le plus irritant. Le cancrelat est un vaurien. Il n’a aucune tenue dans ce monde ni dans l’autre. Plutôt qu’une créature c’est un brouillon. Depuis le pliocène il n’a rien fait pour s’améliorer. Ne parlons pas de sa couleur de tabac chiqué pour laquelle la nature ne s’est vraiment pas mise en frais. Mais ses évolutions erratiques, sans aucun projet décelable ! ce port de casque subalterne et furtif, cette couardise au moment du trépas ! Voilà pourtant longtemps que je ne les écrase plus, à cause des fossoyeurs de toutes sortes, autrement dangereux, que ces dépouilles m’amènent.

— Le Poisson-scorpion, p. 779, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Une ville couleur de terre, avec des coupoles basses sur l’horizon et de belles fortifications ottomanes rongées par l’érosion. La terre brune l’entoure de toute part. Elle fourmille de soldats terreux, et l’étranger y voit ses papiers contrôlés dix fois par jour. Il n’y a que quelques vieux fiacres bleu lavande et le plumet jaune des peupliers pour y mettre de la couleur.

— L'Usage du monde, p. 162, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La ville fraîche et sonore débordait de figues et de raisins comme un panier. Elle sentait le thé vert et le suint de mouton. Les guêpes folles de sucre rayaient la pénombre des tchâikhanes au-dessus des crânes rasés, des turbans, des calottes d’astrakan, des visages emportés et tranchants. De temps en temps, un troupeau de chèvres, ou un fiacre couleur jonquille traversaient la place dans un nuage de poussière. Un peu de la Perse orientale, avec en plus, cet allant opiniâtre des peuples montagnards, et en moins, la lassitude que les Persans éprouvent de leur trop long passé, cette espèce d’érosion morale, qui, là-bas, freine l’ambition, émousse les élans et finit par user Dieu lui-même.

— L'Usage du monde, p. 343, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Oui, d’une herbe grosse, coupante, vulgaire. De là on voit les ruelles du Fort, étroites, aux crépis couleur majolique, blotties sous une église baroque.

— Le Poisson-scorpion, p. 736, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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« Non, mon pauvre Monsieur, pas une miette… » Il niche brusquement le menton dans l’épaule, comme un pinson, et me regarde de côté. Ses yeux sont ronds, couleur noisette. Sa voix perchée. C’est le responsable de l’Alliance française auquel je viens d’offrir mes services pour parler des pays ou des écrivains que j’aime.

— Le Poisson-scorpion, p. 741, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Braganza qui faisait recette en voulait davantage. Il dégarnit le mur du fond de ses bouteilles et nous demanda pour trente roupies d’atolls, de cocotiers, de Tahitiennes au bain. Le sujet convenait d’autant mieux qu’il nous restait beaucoup de bleu. Ce fut l’affaire d’une seule nuit : ciel céruléen, flots outremer où des sirènes couleur tabac tordaient leur chevelure, avec dans un coin, pour finir les pots, un paquebot versicolore. C’était aussi rassurant et frais que les bons sauvages emplumés des boîtes de havanes.

— L'Usage du monde, p. 325, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Si grands nécromants que soient mes voisins, ils n’ont jamais pu s’entendre avec le soleil qu’ils ont en horreur. Ni le conjurer, ni même l’éloigner un peu. Personne ici n’en fait façon. Vers six heures du matin il monte sur l’horizon comme un boulet pour aller se fondre dans le ciel fumeux. On voit partout ce cyclope sournoisement réverbéré par les vapeurs et les humeurs qu’il tire en ville. Pendant le jour interminable, il pèse sur les plantes, les hommes, les idées pour les faire mûrir et pourrir au galop et nous empoisonne comme une mauvaise absinthe avant de plonger en fumant dans la mer avec une débauche de couleurs vineuses, folles et d’ailleurs vite éteintes qu’il emporte avec lui. Chaque soir c’est le même embrasement, la même orgie de beauté confondante, les mêmes fastes baroques déployés sur notre fourmilière et comme pour s’en moquer.

— Le Poisson-scorpion, p. 760, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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… Un cassis me réveille. J’ai dû rêver un peu entre deux bâillements. Le soleil est bien levé maintenant et c’est encore plus beau. Le bus est arrêté devant une boîte aux lettres cramoisie. Il y a ici un petit établissement humain : cinq maisons dont les toits de tôle peints en turquoise, brique et bleu flottent dans cette brume lumineuse, et sur une grève en demi-lune cinq bateaux décorés d’énigmatiques motifs rouges qui ressemblent à des runes. Au-dessus des bateaux et des toits s’élève un mamelon abrupt du même velours vert parfait que j’ai vu ce matin, et, précisément au sommet, un gros cheval noir arrache avec ivresse l’herbe rase. On n’a pas le temps de se demander s’il est monté tout seul là-haut ou s’il a le vertige que déjà le brouillard l’avale. C’est comme si Jérôme Bosch s’était surpassé et qu’un peintre encore bien supérieur soit ensuite venu débarrasser son tableau de la rocaille, des diableries, de tout l’inutile.

— Chronique japonaise, p. 647, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Je me souviendrai longtemps du Saki Bar et de Terence son patron qui nous employa pendant trois semaines, Depuis que nous avons eu vent de sa disparition, je m’attends constamment à le voir ressurgir avec ses pantalons de flanelle distendus, ses yeux patients, ses lorgnons de fer et ce hâle cuivré des invertis qui ménage à l’endroit des pommettes deux zones de couperoses bien irriguées où affleurent les émotions. C’était un homme distrait, bienveillant, avec dans l’allure quelque chose de lumineux et de brisé.

— L'Usage du monde, p. 316, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Grand ramage des corneilles au faîte des branches neuves. Dans une brume de boue dorée, dans une lumière merveilleuse, les énormes camions venus de l’ouest s’arrêtaient en tanguant devant le Bazar. Nous buvions des thés sur la rue en écoutant une clarinette qui montait des souks. Nous la connaissions bien ; c’était le menuisier arménien, un soigneux, un doux, qui transportait son instrument dans une jolie boîte en poirier.

— L'Usage du monde, p. 246, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Nuit d’encre. De Port Ellen à Bridgend, la route est étroite, glissante, plate comme la main, mais ponctuée de petits ponts en dos d’âne qui franchissent d’invisibles ruisseaux à fleur de tourbière et soulèvent soudain la voiture comme une main malveillante.

— Dans les brumes de l'ìle du whisky, p. 935, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Un choc me réveille. Je somnolais contre l’épaule d’un vieux qui sourit, ose enfin se gratter. La pluie a cessé. Il fait grand jour. Un ciel d’étain, aveuglant, se crève de déchirures plus claires.

— Premiers écrits. Le Courrier 23 avril 1950, p. 48, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Prilep est une petite ville de Macédoine, au centre d’un cirque de montagnes fauves à l’ouest de la vallée du Vardar. La route de terre qui vient de Veles la traverse et s’interrompt quarante kilomètres au sud devant une barrière de bois couverte de liserons ; c’est la frontière grecque de Monastir, fermée depuis la guerre. Vers l’ouest, quelques mauvais chemins conduisent à la frontière albanaise, peu sûre et hermétiquement close.

— L'Usage du monde, p. 121, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Six sectes sont déjà nées de l’interprétation des Écritures et leurs abbés portent, les jours de cérémonies des tuniques framboise, safran, pistache ou violettes, qui font dans les gris-brun-vert du paysage japonais un effet admirable.

— Chronique japonaise, p. 515, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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L’Esprit nomade, appelle « présence plénière » aux choses, ce qui signifie qu’on les laisse pleinement advenir et exister en renonçant à les mutiler par des catégories réductrices. Se promenant sur les bords de l’Oise où tout autre que lui ne verrait probablement que ces chalands qui semblent traverser les prés, il note : «  Il n’y a pas d’odeur à laquelle je sois plus sensible qu’une véhémente, subite odeur de marais dans les champs. Quand le sol se fait mou et que l’herbe se modifie en roseaux, et que la faune devient des libellules en forte toile satinée et qu’une ou deux hautes fleurs qui sont les juliennes grenat font sonner leur immarcescible haut droit à ce haut genre (Le Camp de César). »

— Charles-Albert Cingria, p. 1080, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Le ciel rapide et gris épongeait la lumière. Au nord, à quelques encablures, les deux îlots de Branlock, inhabités à cette saison. Une désolation indicible.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 963, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Ce bleu porte-bonheur venu du vieil Iran jusqu’à la Chine, la Corée, le Japon, qui allège merveilleusement le spectacle de la ville et que les Japonais – ils le trouvent trop allègre pour leurs ciels de pluie – vont bientôt troquer contre le gris argent.

— Chronique japonaise, p. 517, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Par-dessus quelques verrières, je vois le quai où plus rien ne passe, le blanc des môles tourne au gris clair, le jour baisse et la mer fonce. Contre les bâtiments de la douane portuaire on charge paresseusement le courrier de Marseille qui partira cette nuit ; le tap-tap affaibli des grues et, de minute en minute, le soupir ardent de la sirène ajoutent à la torpeur qui pèse sur les toits. Silence. Silence.

— Premiers écrits. Le Courrier 18 mars 1950, p. 43, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Deux jours plus tard, vers midi, il y eut une étrange lueur au nord dans le ciel et nous apprîmes qu’un malheur, sur la nature duquel circulaient toute sortes de rumeurs, avait frappé Hiroshima. Nous avons gagné la ville à pied mon frère et moi. Bien avant les faubourgs le ciel était gris de suie en suspension. La terre était encore chaude. À l’endroit où se trouvait autrefois l’hôpital, une pancarte barbouillée par les médecins survivants donnait rendez-vous à vingt jours de là aux familles des malades et du personnel disparu, et recommandait de s’éloigner au plus vite. C’est la première fois que j’ai lu en japonais le mot « radiations ». Du cœur des ruines montait le ronflement des grillons et des cigales, bien plus résistants que nous, qui agonisait en chantant.

— Chronique japonaise, p. 562, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Depuis deux heures, nous apercevons cette tchâikhane, posée comme un objet absurde au centre du désert gris fer. Quand le vent du sable la cache nous ralentissons pour ne pas la manquer, puis la vue se dégage, et on la retrouve qui navigue à des lieues devant nous.

— L'Usage du monde, p. 288, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Oui, il y a eu dans l’eau de mon premier lac un peu d’absinthe germanique, un zeste de « Götterdämmerung » et de dégénérescence Wittelsbach, mêlés aux algues maigres à feuilles lancéolées qu’on voyait monter du fond de l’eau tandis que perches et perchettes tournaient autour de leur pied sur fond de sable gris lumière.

— Thesaurus Pauperum ou la guerre à huit ans, p. 1240, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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L’été suivant la mort de mon grand-père, il y eut beaucoup de lettres et de visites venues d’Allemagne. Nous regardions les Daimler à la carrosserie grise et noire s’arrêter devant le perron en faisant chanter le gravier pour laisser descendre des dames scintillantes de jais, aux voix exaltés, aux fortes pommettes, et des messieurs chapeautés de gris perle aux barbes parfaitement taillées. C’était la fin d’un rêve, je sentais percer l’ « Angst » dans ces voix.

— Thesaurus Pauperum ou la guerre à huit ans, p. 1239, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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A Peshawar, l’Angleterre est omniprésente dans le sourire polychrome de Sa gracieuse Majesté, dans l’autobus d’un gris puritain du Lady Griffith’s Girls College, dans les petites Hillman noires parquées à l’ombre des sorbiers, leurs banquettes arrière couvertes de clubs, de maillets de polo, de paquets de cigarettes Gold Flake.

— L'Usage du monde, p. 440, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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« Je vous ai suivi ici parce que vous vous déplacez sans faire aucun bruit ». Ce compliment insolite m’a tant flatté que, depuis, je n’ai plus fait craquer une seule lame de parquet. Au Japon d’où je revenais, j’avais appris la vertu du silence, du gris souris, du « couleur de muraille ».

— La Chambre rouge, p. 1224, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Lahore est une ville très personnelle qui vous saisit du premier coup dans un filet d’odeurs précises : fritures, confiserie, pneu, et sueur. Avec ses sifflets du train, le pullulement brumeux des toits, les vautours au-dessus de la City, et cette campagne calcinée, gris-vert olive qui l’entoure, elle donne l’impression d’une mer toute proche. Mais cet océan c’est justement la grande terre environnante d’où le train, après des jours de voyage et des escales, arrive meuglant comme un paquebot.

— L'Usage du monde, p. 442, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Tous les visages ici ont ce demi-rictus et cet air consumé que donne un vent continuel mais, dans la boutique du laitier, face à l’arrêt d’autobus, j’ai vu une fille fardée comme à la scène qui bourrait un petit poêle russe avec de vieux cartons. Je suis allé m’assoir près de ce fourneau qu’on n’éteint pas de toute l’année et elle m’a apporté du lait. Elle a les yeux d’un gris-violet que je n’ai jamais trouvé encore au Japon, et des mouvements d’une souplesse alarmante. Je la trouve vraiment belle dans ce genre brûlé qu’ils ont ici.

— Chronique japonaise, p. 649, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Echoués à la terrasse d’un café vide, nous avons troublé le garçon rêvant sur une vaisselle énorme. Trop réveillé maintenant, il faut qu’il s’installe à notre table, et à tout prix qu’il nous parle de Paris : les fastes du métro, les charmes de Pigalle y passent nécessairement ; d’Alger il ne sait rien, sinon qu’il s’y ennuie. Imperceptiblement, ce sot ronron pénètre nos oreilles distraites et nous ramène en province. Pourtant on trouve ici d’immenses squares blancs et splendides, le soleil, les fleurs rouges des yucas sous l’ombre des platanes, il y a le port, l’indigo changeant de la mer, et nous n’avons encore rien vu.

— Premiers écrits. Le Courrier 18 mars 1950, p. 42, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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En août-septembre, malgré les nombreux estivants en vacances sur le littoral, la capitale est bien vivante. Sept heures du matin : les chevaux isabelle tout bouclés de crinières amènent de la campagne les fleurs et les légumes. Devant la Maison des étudiants, le marché des fleuristes. Dahlias, œillets, glaïeuls sonnent une fanfare de couleurs ; sur le port du Sud, un autre se tient ; les journaux finlandais, suédois, anglais, américains apparaissent aux devantures des kiosques ; les magasins s’ouvrent, et déjà, les coiffeuses (un coiffeur est une rareté) affûtent un rasoir matinal.

— Premiers écrits. La Tribune de Genève samedi 23 et dimanche 24 octobre 1948, p. 34, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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L’hiver nous avait d’ailleurs enseigné la patience. Il pesait encore sur la ville mais, dans le sud, il commençait à lâcher prise. Là-bas, le vent chaud de Syrie qui sautait les montagnes faisait fondre la neige et grossissait les ruisseaux du Kurdistan. Certains soirs, dans cette direction, un fond de ciel jaunâtre et vagabond annonçait déjà le printemps.

— L'Usage du monde, p. 212, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La route traverse d’abord les vallons vert émeraude, les villages de chaume, les paradis d’oliviers et de noisetiers qui s’étendent derrière la ville. Puis elle suit une vallée en pente douce bordée de montagnes rondes et bleues. Au bout de la vallée, les premières rampes du col grimpent à travers de forêts de hêtres géants dont les feuillages jaunes éclataient comme des fanfares à vingt mètres au-dessus de nos têtes.

— L'Usage du monde, p. 157, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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-Ici fit Thierry, on dirait que le pays refuse absolument « d’avoir un village ». C’en était un pourtant ; étendu, jaune lépreux, se distinguant à peine de la terre du plateau. Des casquettes noires, des pieds nus, des chiens scorbutiques, du trachome, et, sortant d’une bâtisse comme un essaim de mouches bourdonnantes, des groupes de petites filles noirâtres, l’air « en dessous », qui portaient des bas noirs, des sarreaux noirs, des nattes bien serrées et de grands cols blancs en Celluloïd. Des cols absurdes, laids et très réconfortants, parce qu’ils représentaient l’école.

— L'Usage du monde, p. 161, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Au bout d’une semaine de diète, les fumets et saveurs qui me paraissaient suspects il n’y a pas si longtemps encore me vont droit à l’estomac. Sitôt qu’il en sera de nouveau question, je mangerai de tout : du daïcon de renkon, gros navets jaunes obscènes au fort et suri que l’on fait macérer dans de la saumure, du bouillon d’algue, de la limule crue (tabiebi) débitée en rondelles, de ces gros coquillages noirâtres (sasae) dont le saké n’enlève pas l’amertume, même le misoshiro, la soupe aux fèves rouges du petit déjeuner dont le fumet aigre et brûlé m’a si souvent soulevé le cœur, je l’aime à distance. Je suis acclimaté.

— Chronique japonaise, p. 589, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Nous étions maintenant réduits à l’épi de maïs grillé ou à la gargote de mauvaise mine. Sur la rive d’Asie, elles ne manquaient pas, ni l’occasion d’y attraper des infections foudroyantes. D’abord la tête vous brûle, puis un jaune pisseux monte du foie jusqu’aux yeux, puis viennent les vomissements interminables et la fièvre. Il vous reste la force de décommander les rendez-vous du lendemain et de gagner le lit d’où, pendant une semaine, on va compter les fleurs du papier en cherchant à retrouver dans sa mémoire l’assiette qui vous a empoisonné. Dans un sens, cela me convenait plutôt de tomber malade ici ; une fois sur les routes d’Anatolie, pendant un mois au moins, ce ne serait plus possible.

— L'Usage du monde, p. 142, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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De retour au pub j’ai été d’autant plus navré par l’indicible laideur de tout ce qui le composait : tables de formica d’un jaune safran aussi malheureux de jour que de nuit. Au mur des chromographies hurlantes montrent des bulldogs en gilet qui jouent au billard, et deux portraits au fusain léché de grands chiens bergers, des poils plein le mufle, comme Clemenceau, qui sont les chiens du patron et dont j’ai le modèle vivant sous mes yeux : la mère dort sur le dos, tétines à l’air et gémit doucement aux prises avec un rêve lascif. La fille a décidé de venir poser sa lourde mâchoire sur ma cuisse et de n’en plus être délogée. Bon. Je ne suis pas un homme à chien mais j’aime bien ces grosses races somnolentes et plucheuses.

— Voyage dans les Lowlands, p. 920, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Un gros homme en pull-over lie-de-vin m’a ouvert la porte, écouté et montré de la main la direction de la nuit. Cette main tenait une fléchette au manche de plastique vert. Le jeu de fléchettes et les concours de poreaux sont les passe-temps favoris de ces fermiers ermites et taciturnes.

— Voyage dans les Lowlands, p. 902, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Et de fil en aiguille, on se constitue des archives. J’en ai moi-même de petites : entre le noir blanc et la couleur, à peu près trente mille documents de bonne qualité. Malheureusement, ces archives ne se sont pas beaucoup accrues parce que tout ce qu’on fait en ektachrome est touché par une maladie de la couche photographique et au bout d’une vingtaine d’années, commence à virer au magenta - ce qu’on peut encore corriger à l’imprimerie avec des filtres.

— Routes et déroutes, p. 1318, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Dans la trouée des saules et des eucalyptus, on distinguait déjà la blancheur du désert et les montagnes mauves du Zagros, d’une découpure très provençale. Et dans la nature, exactement cette même intimité molle et dangereuse qu’on trouve parfois, les nuits d’été, aux abords d’Arles ou d’Avignon. Mais une Provence sans vin, ni vantardises ni voix de femmes ; en somme, sans ces obstacles ou ce fracas qui d’ordinaire nous isole de la mort.

— L'Usage du monde, p. 271, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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En silence, on transporta le bagage à travers une sombre salle à manger victorienne. Sur le dressoir, un chat moutarde dormait entre de flamboyantes théières de Christofles. La chambre, qui donnait sur un jardin flétri, avait une légère odeur d’encaustique et de moisi distingué.

— L'Usage du monde, p. 141, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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A Kraguiévač, par contre, chacun semblait déjà savoir où nous étions attendus. Une grappe de gamins perchés sur la voiture nous dirigea jusqu’à la porte. Avec des cris de bienvenue, des mains jointes, des regards très bleus et quelques postillons, on nous fit entrer dans un appartement spacieux et délabré. Peluche, piano noir, un portrait de Pouchkine, une table formidablement servie et, installée dans un rayon de soleil, une grand-mère cassée par l’âge qui nous broya la main dans une poigne de fer. L’instant d’après le docteur arrivait au pas de course : un chaleureux ce docteur, un lyrique, l’œil myosotis et la moustache candide. Il connaissait Genève, parlait français avec une voix de stentor et nous remerciait de Jean-Jacques Rousseau comme si nous l’avions fait nous-même.

— L'Usage du monde, p. 112, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Pas de velours ici. Ce train – une locomotive à cloche de bronze qui sème dans la nuit son paraphe de fumée nacrée, un seul wagon – est comme si les bûcherons d’ici l’avaient construit eux-mêmes en se remémorant les notions de manuel scolaires (inertie, friction, Pi = 3,14, compression des chaudières) qui sauvent les naufragés de L’Ile mystérieuse.

— Chronique japonaise, p. 655, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La nuit était bleue, le désert noir parfaitement silencieux, et nous, assis au bord de la piste, lorsqu’un camion venu d’Iran s’arrêta à notre hauteur. Salutations, causettes. Un des hommes qui voyageait sur les sacs dégringola à notre rencontre, serrant contre lui une valise de fibre. Il l’ouvrit et nous tendit à chacun un paquet de cigarettes Ghorband, minces, une pâle inscription persane près du bout, un goût fin, un peu âpre avec un petit bouquet distingué de deuil, d’usure et d’oubli, comme la Perse.

— L'Usage du monde, p. 304, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La gare, masse de béton inachevée, est très loin du centre. Un fort vent de nuit fait voler la poussière sur les silhouettes de voyageurs fléchis sur leurs valises. D’interminable agglomération – je n’ose pas dire ville – blessée, noirâtre, excrémentielle, dont les nouvelles constructions ont déjà l’air de ruines.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 1005, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Ensuite, une psychiatre aux yeux noisette m’a, comme Dieu le Père et son fils Sigmund Freud, « sondé les reins, le cœur… et la tête », pour mesurer l’étendue des dégâts. Elle aurait pu être ma fille, portait une minijupe et croisait assez haut les jambes comme si ce spectacle aurait dû laisser de glace le vieillard que je suis sans doute à ses yeux.

— La Panne, p. 1218, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Nous sommes montés chez lui pour boire les derniers thés de la journée. Par les fenêtres à cadre bleu, j’ai longtemps regardé la ville étendue : une énorme assiette de terre ocre, séparée en deux par la rivière Atchi-tchai1.

  1. Les Eaux amères

— L'Usage du monde, p. 176, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Nous sommes allés à Ambala. C’était une ville admirable, où j’ai fait la première expérience, si vous voulez, de ces images exotiques indiennes qui sont presque des images de livre d’enfant, c’est-à-dire les vautours perchés sur les eucalyptus comme de simples moineaux, les perruches vertes qui traversent les rues comme un trait d’arbalète vert électrique. Cette ville sortait d’une fête religieuse à l’occasion de laquelle tout avait été fleuri, décoré de guirlandes de soucis oranges ; ces fleurs fanées pendaient partout, aux balcons, au cou des gens, même au guidon des bicyclettes, et sentaient fort. C’était une ville admirable sous un ciel qui était un ciel de véritable joaillerie.

— L'Usage du monde, p. 446, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Braganza qui faisait recette en voulait davantage. Il dégarnit le mur du fond de ses bouteilles et nous demanda pour trente roupies d’atolls, de cocotiers, de Tahitiennes au bain. Le sujet convenait d’autant mieux qu’il nous restait beaucoup de bleu. Ce fut l’affaire d’une seule nuit : ciel céruléen, flots outremer où des sirènes couleur tabac tordaient leur chevelure, avec dans un coin, pour finir les pots, un paquebot versicolore. C’était aussi rassurant et frais que les bons sauvages emplumés des boîtes de havanes.

— L'Usage du monde, p. 325, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Six sectes sont déjà nées de l’interprétation des Écritures et leurs abbés portent, les jours de cérémonies des tuniques framboise, safran, pistache ou violettes, qui font dans les gris-brun-vert du paysage japonais un effet admirable.

— Chronique japonaise, p. 515, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Une autre encore ? celle qui relie Tourfan au Turkestan chinois au monastère bouddhique de Bezeklik, abandonné et ensablé depuis mille ans, traversant les Montagnes pourpres qui ne sont qu’arrêtes et griffures de roc ou mamelons de sable dans toutes les nuances du rose au cramoisi depuis que le mot « rouge » existe.

— Voyage dans les Lowlands, p. 921, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La pauvreté ne produit pas les mêmes déchets que l’aisance ; chaque niveau a son fumier, et de légers indices témoignaient jusqu’ici ces inégalités transitoires. A chaque pelletée nous changions de quartier ; après les billets roses du cinéma Cristal, de vieux morceaux de film entremêlés de crevettes signalèrent la boutique de Tellier et le Saki Bar.

— L'Usage du monde, p. 331, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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L’auberge de Madame Sears contient, relié en toile rose fané ou verte, le peu qu’on a écrit sur les Hébrides. Les premiers établissements humains découverts sur Islay remontent à 7000 avant Jésus-Christ. Chasse, cueillette, pointes de flèches en silex qu’on allait chercher en Irlande à pied sec car, d’après les glaciologues et les préhistoriens, cette île n’en n’était pas encore une.

— Dans les brumes de l'ìle du whisky, p. 936, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Le ciel était noir et rose sale. Une lumière précise et plombée donnait à ce qui est laid son poids maximal – comme un hurlement – de laideur. Un vent glacial balayait la rue étroite en arrachant la banderole rouge « Down with apartheid in South Africa, Meeting tonight » qu’un groupe de jeunes s’affairaient à renouer et à brandir en scandant des slogans antiracistes.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 953, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Dans le sud iranien, les couleurs sont admirables aussi à cause de la douceur de la lumière. Vous avez des reliefs très érodés, toutes les teintes que le sable peut avoir et ce bleu omniprésent, d’une finesse extraordinaire, qui se marie au rose saumon et au violet léger du crépuscule.

— Routes et déroutes, p. 1302, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Depuis le retour dans cette chambre, je n’ai jamais travaillé avec cette lucidité heureuse et je m’interroge sur ce petit miracle. Il doit y avoir un « truc » là-dessous. Le truc, à la réflexion, s’avère être une dame que j’ai amenée dans ces murs rouges quelques mois plus tôt, après une soirée bruyante et bavarde où, pourtant assis côte à côte, ni elle ni moi n’avions soufflé mot. Une dame sortie tout droit d’un poème de P.-J. Toulet. En franchissant le seuil de cette chambre elle m’a dit : « Je vous ai suivi jusqu’ici parce que vous vous déplacez sans faire de bruit. »

— La Chambre rouge, p. 1224, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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J’avais beau faire, la chaleur finissait toujours par l’emporter. Venait l’heure où le Bouddha de ma commode touché par le soleil couchant s’allumait d’un rouge alcoolique et se mettait à rigoler franchement de mes entreprises.

— Le Poisson-scorpion, p. 790, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Il y a à Kaboul un petit musée admirable où l’on expose les trouvailles des archéologues français qui, depuis la proclamation d’indépendance, fouillent en Afghanistan. D’autres objets aussi. Un peu de tout : des fragments de collections, une belette empaillée, des monnaies qu’on retrouve en réparant les égouts, du cristal de roche, des monnaies qu’on retrouve en réparant les égouts, du cristal de roche. Au rez-de-chaussée, dans une vitrine en retrait et consacrée aux costumes, on pouvait voir en 1954, entre une jupe de plumes maori et un manteau de berger du Sin-kiang, un pull-over assez commun portant l’indication « Irlande » , ou peut-être « Balkans ». Rouge aniline, tricoté main sans doute, mais un pull-over… Mon Dieu ! tel qu’on en voit chez nous dans le tram octobre venu. Mis là par inadvertance ? J’espère bien que non ! Bref, je l’ai regardé longuement, avec un œil nouveau et je confesse que d’un point de vue objectif, la civilisation représentée par cette camisole lie-de-vin faisait pauvre figure à côté des plumes de paradisier et la pelisse kazakh. Décemment on ne pouvait que s’en désoler. On n’était en tout cas guère tenté d’aller voir le pays où les gens portaient « ça ».

— L'Usage du monde, p. 354, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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En fin de soirée, par chaleur animale et vociférations, la température était un peu remontée – à disons – douze degrés. Quelques dames peu farouches, venues d’un bar voisin égayer cette compagnie purement masculine avaient, pour cette raison, conservé leurs mitaines leur fichu, leur chapeau de paille noire qui leur donnaient l’air de paroissiennes comme il faut, alors que les visages tournaient au rouge brique et que tout n’était déjà plus que rires égrillards, chatouillis et pinçons.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 952, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Tantôt traités par l’imagerie populaire dans un style burlesque : on tue les diables à coup de fourches sur les toits de chaume des isbas avant de les conduire par traineaux entiers au saloir du boucher tantôt dans une épinalerie d’inspiration cléricale et édifiante où des flammes d’une souplesse alarmante et d’un rouge carmin caressent et rôtissent les damnés.

— Un "Requiem" venu du froid, p. 888, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Retrouvé aussi Ashour, le globe-trotter algérien entrevu à Kaboul, qui reprend ici les couleurs que deux ans de tribulations lui ont fait perdre. Il occupe seul la grande tente où je vais m’installer : lampe à pétrole, son foulard rouge corsaire jeté sur le lit avec le carnet de toile cirée dans lequel il tient son journal, une cartouche de Camel achetée avec sa dernière paie, un couteau « opinel », et un ocarina que nous n’entendrons jamais car il se fait prier et que, de notre côté, nous n’insistons pas trop.

— L'Usage du monde, p. 377, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Le succès de nos hôtesses, toutes belles, spirituelles et minijupées dans un rouge épiscopal, a passé toutes les espérances. Leur équipe était si forte et homogène que dans une compétition de ce genre, je ne vois que la Thaïlande et les Philippines qui pouvaient nous damer le pion. Pendant la saison des pluies où les Japonais sont volontiers mélancoliques et passionnés, elles recevaient en moyennent vingt-six demandes en mariage honnêtes et rédigées dans les formes par personne et par mois.

— Du coin de l'œil, Ecrits sur la photographie, p. 38, Feuilles d'herbe, Éditions Hréros-Limite, 2029
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Hira- Mandi

Dernière échoppe ouverte
Dans la nuit de la ville
Guirlandes de piments
Samovar et phalènes
Halo blanc de l’acétylène
La barbe du patron est teinte d’un rouge espiègle

— Le Dehors et le dedans, p. 833, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Elle, platinée, flétrie, beaux yeux verts, à la vivacité et la convivialité un brin vulgaire de qui a tenu un bar ou un bordel. Lui, tête chauve et carrée, hautes pommettes dans un visage rouge homard, parle un anglais aussi carré que lui : chaque syllabe rebondit sur sa langue comme une charrette sur un chemin défoncé. Contrairement à la plupart des couples de leur âge, ils ont encore quantité de choses à se dire et s’appliquent, à intervalle régulier, une grande claque dans le dos.

— Voyage dans les Lowlands, p. 899, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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En trois siècle, au gré des bonnes vendange, des naissances ou – qui sait ? – de petits héritages, des appendices successifs y ont été ajoutés, sans plans ni architectes, bricolage inventif et rustique qui fait que rien n’est à niveau, qu’on ne cesse de monter ici une marche, là d’en descendre deux, que dans toute la construction, vous ne trouverez pas un seul angle vraiment droit, un seul mur vraiment d’équerre, une seule surface vraiment plane. Cette imperfection, adoucie par le crépi saumon, le rouge passé des tuiles romaines mouchetées de lichen vert, la glycine et la vigne vierge, a pour moi un charme supplémentaire. C’est comme une légère boiterie qui mettrait en valeur la cambrure d’une femme ou le galbe de ses jambes.

— La Chambre rouge, p. 1221, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Voici quarante-deux ans – enlevé quinze ans passés sous d’autres cieux – que j’ai peint cette chambre dans un rouge Pompéi auquel le tabac et le feu de cheminée ont donné une patine cuivrée, quarante-deux ans qu’un menuisier a posé juste au-dessus du foyer une bibliothèque à moulure de chêne qui rend – ce voisinage des livres et du feu – cette pièce hospitalière et rassurante.

— La Chambre rouge, p. 1221, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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L’hôtel Port Askaig est un ravissant cottage de l’époque romantique entre potager et buissons de dahlias rouge sang, face au port. Sur la façade, on peut lire dans une calligraphie néogothique : « Fully licensed since 1835 ».

— Dans les brumes de l'ìle du whisky, p. 935, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Repartis vers l’est, la voiture lourdement lestée d’eau potable, d’essence, de melons, d’une bouteille de cognac – il en faut pour ces traversées – et de plusieurs flacons de ce vin de Kerman d’un rouge sang séché et fort à réveiller les morts.

— L'Usage du monde, p. 293, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Il a ajouté que le démon qui lui est apparu clairement comme à tous les autres - je suis le seul borgne ici – portait en sautoir un cordon brahmanique tout effiloché dont le blanc avait viré à un vilain rouge sang-de-bœuf. Je lui ai rétorqué que même s’il avait raison, je souhaitais être tenu à l’écart de ces manigances.

— Le Poisson-scorpion, p. 807, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La Coopérative Hook en a partout, modestes ou luxueux, selon les exigences du quartier ; les tavernes où l’on mange à 100 marks, les plus fins et les mieux cachés, qu’on trouve par hasard, illuminés du rouge sombre des écrevisses.

— Premiers écrits. La Tribune de Genève samedi 23 et dimanche 24 octobre 1948, p. 33, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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J’aime beaucoup les épiceries qui fournissent assez bien l’inventaire moral d’un lieu. Une clochette argentine et grave, aussi forte que celle des gars d’autrefois, a ponctué mon entrée sans faire apparaître personne. J’ai regardé : outre les boîtes de thé, de thon, de sardine qu’on s’attend à trouver dans ce genre de lieux, il y avait du tabac en tresses ; des portraits de Jean-Paul II dans un bois rouge vernissé dégueulasse (…)

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 989, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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On alla voir : derrière le talus qui borde un côté de la piste, la plaine était noire de tortues qui se livraient à leurs amours d’automne en entrechoquant leur carapace. Les mâles employaient la leur comme un bélier pour bousculer leur compagne et la pousser vers une pierre ou une touffe d’herbe sèche à laquelle ils l’acculaient. Ils étaient un peu plus petits que les femelles. Au moment de l’accouplement, ils se dressaient complètement pour les atteindre, tendaient le cou, ouvraient une gueule rouge vif et poussaient un cri strident. Quand nous sommes partis, de toutes les directions de la plaine on voyait des tortues se hâter lentement vers ce rendez-vous. Le jour tombait. On ne s’entendait plus.

— L'Usage du monde, p. 149, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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« Désolée » et moi donc ! Une raison de moins de regagner l’Europe. Désormais chacun sa vie et chacun sa musique ; pour quelques temps la mienne ne serait qu’un grincement. Chacun sa guerre aussi ; la mienne – qui ne sera jamais gagnée – n’en serait pas facilitée. Des haillons d’un rouge vineux s’effilochaient encore dans le ciel presque noir. C’en était bientôt fini de la grande débandade des couleurs. Moi aussi, j’étais comme un général en déroute dont les armées auraient, le temps d’un éclair, mystérieusement fondu.

— Le Poisson-scorpion, p. 769, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Sur le chemin du retour, croisé une charrette dont le cheval s’était emballé. Michael a mordu sur le talus pour lui laisser le passage. Le conducteur de cet attelage qui descendait en catastrophe vers la plage, un gros rouquin arc-bouté sur les rênes, les a, malgré l’urgence de la situation, lâchées d’une main pour nous saluer avant de disparaître dans un omineux nuage de poussière.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 963, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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… Des images que je croyais perdues corps et biens me revenaient si rapides et véhémentes que ma plume avait peine à suivre. Seule distraction : ce chemin de fourmis qui depuis hier relie mon plancher à ma toiture et passe droit devant ma table. Un ruban roussâtre et fluctuant, deux pistes à sens unique. Elles se sont mis en têtes de coltiner sur cette verticale le corps d’un petit gecko qui s’était imprudemment avisé de traverser leur route.

— Le Poisson-scorpion, p. 802, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Au sud-est, on aperçoit sur plusieurs kilomètres le chemin que j’ai suivi. Je mesure la déception de ceux de la fouille, qui ont largement eu le temps de me voir en espérant des lettres. À l’est : deux villages de yourtes couleur blé, noyées dans la glaise et les flaques, quelques bosquets, tous les tons de l’automne. Dilué dans cet espace roux où parfois un cavalier laisse une trace de poussière, le présent ne pèse pas lourd.

— L'Usage du monde, p. 377, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Six sectes sont déjà nées de l’interprétation des Écritures et leurs abbés portent, les jours de cérémonies des tuniques framboise, safran, pistache ou violettes, qui font dans les gris-brun-vert du paysage japonais un effet admirable.

— Chronique japonaise, p. 515, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Lorsque la lumière augmente légèrement, ce sont d’abord les pointes de leur collier et les plateaux de cuivre qui se mettent à briller, de façon indépendante, alors que la terre, les hardes et les visages sont encore obscurs. Sur la place passent casquettes brunes, chemises safran sombre et les haillons plus vifs de quelques tziganes.

— L'Usage du monde, p. 149, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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En trois siècle, au gré des bonnes vendange, des naissances ou – qui sait ? – de petits héritages, des appendices successifs y ont été ajoutés, sans plans ni architectes, bricolage inventif et rustique qui fait que rien n’est à niveau, qu’on ne cesse de monter ici une marche, là d’en descendre deux, que dans toute la construction, vous ne trouverez pas un seul angle vraiment droit, un seul mur vraiment d’équerre, une seule surface vraiment plane. Cette imperfection, adoucie par le crépi saumon, le rouge passé des tuiles romaines mouchetées de lichen vert, la glycine et la vigne vierge, a pour moi un charme supplémentaire. C’est comme une légère boiterie qui mettrait en valeur la cambrure d’une femme ou le galbe de ses jambes.

— La Chambre rouge, p. 1223, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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J’ai repris ce matin celle de mes amis. Ils ont passé trois mois ici à peindre dans l’amour neuf, les couleurs folles et les rires, ont exposé à la capitale dans l’indifférence et la torpeur, ont regagné l’Europe, étrillés par le climat, pour aller mettre au sec dans nos sourds cantons de belle herbe les trésors polychromes récoltés ici. Avant qu’ils ne pourrissent. Sont repartis amaigris, l’œil strié de jaune, les nerfs à bout. Ils m’ont laissé comme viatique : Une petite toile où un paquebot fout le camp en balançant une poupe maternelle et des cheminées fortement cerclées de noir et de terre de Sienne, telles qu’on en verra tant qu’un enfant pourra tenir un crayon de couleur. (…)

— Le Poisson-scorpion, p. 738, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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C’est ce fameux bleu ; j’y reviens. Ici, il est coupé d’un peu de turquoise de jaune et de noir qui le font vibrer et qui lui donne ce pouvoir de lévitation qu’on associe d’ordinaire qu’à la sainteté.

— L'Usage du monde, p. 270, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La photo concentre ou dilue le temps avec autant de liberté que le fait la musique, alors que la peinture n’a pas ce privilège. Lorsque Franz Hals consacre vingt séances et quelques pots de noir et de vermillon à faire le portrait d’un marchand batave apoplectique, c’est une vérité d’un autre genre qu’il fait apparaître : sociale, collective, typologique, je serais tenté de dire monumentale, avec toute la différence qui sépare un monument d’un document.

— Notes en vrac sur le visage, p. 702, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Au point du jour, nous nous sommes retrouvés à la sortie de la ville avec quantité d’inconnus qui nous connaissaient – c’est ça « être étranger ». Salaams enroués, complets bleus, cravates à pois énormes, bonnes têtes ensanglantées par le rasoir matinal, et une carriole remplie de mangeailles entre lesquelles on avait coincé un violon et un luth. A l’écart, un gamin tenait deux vélos verts et violets empruntés par Eyoub pour nous honorer. Une fois la compagnie au complet, chacun – comme c’est l’usage ici le dimanche – a lâché la colombe qu’il avait apportée et nous avons pris la route de Gadsko sur nos vélos versicolores suivis par une charretée de fêtards.

— L'Usage du monde, p. 126, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Glapissements, querelles, odeurs fortes : c’est la chambre des femmes. Mais moi j’ai mieux : sur la terrasse où j’ai tiré mon lit, donne une chambre occupée par une famille de Barhein qui va au pèlerinage de Meched avec une jeune servante tzigane : ce que j’ai vu de plus beau depuis longtemps. Elle porte un mouchoir vert sur la tête, un caraco rouge qui couvre ses bras et ses seins, et des pantalons flottants de la même soie verte que le mouchoir, serrés aux chevilles par deux anneaux d’argent.

— L'Usage du monde, p. 279, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Les pêcheurs de la crique qui viennent y boire en kilt portent béret et dague au côté avant d’enfiler leur ciré pour la pêche de l’aube. La servante porte une minijupe vert algue qui découvre des jambes de pouliche et s’est fait les paupières de ce même vert maritime. Cette Ophélie rousse est une nouvelle venue et les habitués ne savent comment s’y prendre avec elle. Ils l’étourdissent de compliments pompeux auxquels elle reste sourde.

— Dans les brumes de l'ìle du whisky, p. 935, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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On quitte le dur pays de race turque pour les terres millénaires, les paysages ensoleillés du plateau iranien. Excepté cette route souvent fermée par la neige ou par les boues du printemps, et l’autobus vert amande qui met parfois quatre jours pour atteindre Téhéran, rien ne relie la ville au monde extérieur. Dans son berceau de peupliers, de terre fauve et de vent, elle vit pour elle à part.

— L'Usage du monde, p. 181, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La situation est admirable ; le paysage le serait si ces pépinières si controversées ne faisaient pas sur les collines de l’est un hideux patchwork vert bleu de bande dessinée.

— Voyage dans les Lowlands, p. 963, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Quatre hommes en bonnet de fourrure aux profils effacés par le vent viennent d’entrer dans la salle d’attente et lisent dans cette lumière de cassonade – c’est une éolienne qui fournit le courant – des manuels sur la réparation des treuils ou le sciage en long. C’est exactement ainsi que j’imaginais le «  Nord » (traineaux indigènes, pemmican) en lisant la description du Hokkaïdo, dans le Journal des voyages, année 1894, un fort volume vert bouteille aux pages tout effrangées prêté (il s’appelle « reviens ») par l’aiguilleur de la gare d’Allaman où j’attendais le train du lait. Boilles, halo des lampadaires, scarlatine, menues danseuses en tutu de l’automate à musique. Six ou sept ans…

— Chronique japonaise, p. 657, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Nous sommes allés à Ambala. C’était une ville admirable, où j’ai fait la première expérience, si vous voulez, de ces images exotiques indiennes qui sont presque des images de livre d’enfant, c’est-à-dire les vautours perchés sur les eucalyptus comme de simples moineaux, les perruches vertes qui traversent les rues comme un trait d’arbalète vert électrique.

— L'Inde, La descente de l'Inde, p. 446, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Mais il n’y a personne dans cette matinée splendide où les collines gorgées d’eau respirent et chuintent et se soulèvent à toucher les énormes nuages d’étoupe qui cavalent dans le ciel bleu. Elles sont vert émeraude, mouchetées de safran et d’un brun lumineux, comme une feuille de platane qui commence à jaunir.

— Voyage dans les Lowlands, p. 922, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Pendant l’été, un vent constant tire et retire sur ce cap une grande couverture de brume, trouée, d’une blancheur hypnotique. Elle s’étend et se partage à toute allure et par des déchirures on voit des cascades de prés d’un vert incomparable descendre en silence vers la mer.

— Chronique japonaise, p. 646, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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La route bute contre un mur qu’on escalade : derrière c’est une infinité de croix de pierre grise, moussues, couchées, dressées, plantées tout de guingois dans une herbe rase d’un vert indicible. A l’ouest, le pré jonché de tombes descend vers une tour munie d’une seule ouverture à quatre mètres du sol et qui a la forme d’un crayon.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 947, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Là où ils ont pu choisir leurs couleurs elles relèvent d’un tout autre registre esthétique, plus magique et moins mondain. Vers 1840, cet uniforme d’un régiment d’Ayrshire : tunique et pantalons noirs soutachés d’un vert intense, brandenbourgs d’argent terni calot noir et vert relevé à l’arrière par une aigrette de plumes de coq de bruyère. On sent que ce costume d’une élégance extraordinaire et funèbre n’est pas fait pour les «  entrées triomphales », mais qu’il est plutôt fait pour (selon un proverbe pathan) « vivre, errer, mourir, être oublié ». C’est un habit d’aventure, de voyage et de deuil.

— Voyage dans les Lowlands, p. 894, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Les pêcheurs de la crique qui viennent y boire en kilt portent béret et dague au côté avant d’enfiler leur ciré pour la pêche de l’aube. La servante porte une minijupe vert algue qui découvre des jambes de pouliche et s’est fait les paupières de ce même vert maritime. Cette Ophélie rousse est une nouvelle venue et les habitués ne savent comment s’y prendre avec elle. Ils l’étourdissent de compliments pompeux auxquels elle reste sourde.

— Dans les brumes de l'ìle du whisky, p. 935, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Une fois traversé ce chaos, on atteint une vaste terrasse calcaire battue par la mer, glissantes d’algues, trouée comme un fromage, étoilées de lichens qui vont du rouge sang-de-bœuf au vert Memlinc et étincellent, le bref instant que la mer les découvre, et que nous choisissons pour sauter par-dessus les crevasses au fond desquelles elle tonne comme une bombarde. Michael me précédait pour me montrer le chemin ; malgré sa boiterie, plus agile qu’un troll. Le visage giflé, les cheveux collés de saumure et d’embruns, nous avions le plus grand mal à tenir debout.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 967, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Avant de m’endormir, j’examinai la vieille carte allemande dont le postier m’avait fait cadeau : les ramifications brunes du Caucase, la tache froide de la Caspienne, et le vert olive de l’Orda des Khirghizes plus vaste à elle seule que tout ce que nous avions parcouru. Ces étendues me donnaient des picotements.

— L'Usage du monde, p. 207, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Un mois passe comme un rien. Parfois on consulte la carte pour voir jusqu’où la dérive vous a porté. On y voit de grands deltas vert pâle, des plissements bruns, des hauts plateaux qui vous font de l’œil, qui aiguisent l’appétit et la curiosité. On s’allume un petit cigare en se disant : J’y serai dans un mois. A mesure qu’on chemine on s’allège ; le vieux fardeau de prétention et d’imposture dans lequel on avait vécu se dilue et nous quitte sans crier gare. Qui a connu ces routes, ce rythme et cette vie ne guérira jamais.

— L'Usage du monde, p. 445, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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… Un cassis me réveille. J’ai dû rêver un peu entre deux bâillements. Le soleil est bien levé maintenant et c’est encore plus beau. Le bus est arrêté devant une boîte aux lettres cramoisie. Il y a ici un petit établissement humain : cinq maisons dont les toits de tôle peints en turquoise, brique et bleu flottent dans cette brume lumineuse, et sur une grève en demi-lune cinq bateaux décorés d’énigmatiques motifs rouges qui ressemblent à des runes. Au-dessus des bateaux et des toits s’élève un mamelon abrupt du même velours vert parfait que j’ai vu ce matin, et, précisément au sommet, un gros cheval noir arrache avec ivresse l’herbe rase. On n’a pas le temps de se demander s’il est monté tout seul là-haut ou s’il a le vertige que déjà le brouillard l’avale. C’est comme si Jérôme Bosch s’était surpassé et qu’un peintre encore bien supérieur soit ensuite venu débarrasser son tableau de la rocaille, des diableries, de tout l’inutile.

— Chronique japonaise, p. 648, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Solitudes ? pas absolument. On y sent l’homme après la nature, mais une heure ne passe pas sans qu’on croise un de ces hauts camions verni comme un jouet en bleu pervenche, en vert pistache, qui brille dans tout ce brun.

— L'Usage du monde, p. 348, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Quant aux camions, on a affaire à leurs phares une heure au moins avant de les croiser. On les perd, les retrouve, les oublie. Brusquement ils sont là, et pendant quelques secondes nous éclairons ces énormes carcasses peintes en rose ou en vert pomme, décorées de fleurs en semis, et qui s’éloignent en tanguant sur la terre nue, comme de monstrueux bouquets.

— L'Usage du monde, p. 148, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà, l’œil s’y prépare ; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation, les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un peintre. Les yeux de lapis des statues akkadiennes, le bleu royal des palais parthes, l’émail plus clair de la poterie seldjoukide, celui des mosquées séfévides, et maintenant ce bleu qui chante et qui s’envole, à l’aise avec les ocres du sable, avec le doux vert poussiéreux des feuillages, avec la neige, avec la nuit…

— L'Usage du monde, p. 254, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Le rapport avec l’au-delà semble plus détendu que chez nous. C’est sans doute l’effet de ce gazon, perfection de couleur et de texture, qui agit sur moi comme de l’opium et dont le vert rédempteur interdit tout sentiment de deuil ou d’échec. J’ajoute que sur ces pelouses, vous pouvez piquer un petit galop ou un somme. Elles ne sont pas, comme dans nos stricts jardins, interdites d’accès ni « placées sous la sauvegarde des citoyens », c’est-à-dire d’éventuels délateurs.

— Voyage dans les Lowlands, p. 909, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Le jour se lève sur cette petite gare, sur des chaumes pourris par la pluie, sur des champs d’un vert saoulant qui me descend tout droit de l’œil à l’estomac. Une herbe avec du trèfle dedans, une herbe comme je n’en ai pas vu depuis bientôt deux ans, et c’est une nuit de train et deux degrés de latitude nord qui apporte ce trèfle-là.

— Chronique japonaise, p. 629, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Du chemin qui borde la falaise, on voit la mer étinceler : jusqu’à une centaine de mètres de la côte elle est couverte d’une mince couche de glace qui se soulève sous la houle comme la poitrine d’un dormeur. Une grosse femme boudinée dans un manteau de loden vert strident m’a rejoint en poussant un landau contre le vent du large qui nous colle le froid à la mâchoire et aux tempes.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 952, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Aujourd’hui, tout ce qui pouvait être repris sur la roche l’a été ; pour l’essentiel l’île appartient à ceux qui, au prix d’un labeur inconcevable, on fait passer cet immense caillou du gris au vert tendre, l’ont transformé en paradis pour les botanistes et les ornithologues.

— Journal d'Aran et d'autres lieux, p. 962, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Carte postale

Istanbul
Topkapi, musée du Vieux-Sérail
les plats de céramique bleue et blanche
les vases de céladon vert-jade ou sang-de-bœuf
offerts par l’empereur de Chine au commandeur des croyants
et dont chacun mériterait une vitrine
sont si grands en nombre qu’on les voit empilés
ou rangés côte à côte
comme la vaisselle d’un « fast food ».

 Maison du vieil Ortaköy couleur de bois flotté
Balcons tarabiscotés
Des milliers d’étourneaux ricanent dans les sorbiers
à la vitrine du pâtissier, les beignets, les « kadaïfs »
les « baklava » au miel brillent comme des cuirasses
dans la lumière ambrée du crépuscule
dans cet automne mordoré
où tout nous paraissait encore possible.

1953-1989
Poème publié dans Écriture, n° 38, Lausanne 1991

— Deux poèmes, p. 881, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Le soir, pour réserver les moments de solitude qui sont si nécessaires, j’allais rôder de mon côté. Un cahier sous le bras, je passais l’eau et remontais l’avenue Nemanjina, noire et déserte, jusqu’au Mostar, un bistrot paisible, éclairé comme un paquebot, où tous les « pays » bosniaques se retrouvaient pour entendre leur magnifique musique à l’accordéon. Je n’étais pas plutôt assis que le patron m’apportait un godet d’encre violette et une plume rouillée. De temps en temps, il venait voir par-dessus mon épaule si la besogne avançait.

— L'Usage du monde, p. 99, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004
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Dans le sud iranien, les couleurs sont admirables aussi à cause de la douceur de la lumière. Vous avez des reliefs très érodés, toutes les teintes que le sable peut avoir et ce bleu omniprésent, d’une finesse extraordinaire, qui se marie au rose saumon et au violet léger du crépuscule.

— Routes et déroutes, p. 1302, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2004